Candy Bits : Le défi de l’intégration

Résumé

Le projet Candy Bits est un projet de composition musicale pour ensemble instrumental et moyens électroacoustiques. Ce projet vise la composition de plusieurs petites pièces à instrumentation variable dont le fil conducteur est le désir d’intégrer, par un travail fortement expérimental, deux approches musicales à priori opposées : celle de la recherche sonore et celle de la tonalité. Cette expérience, à plusieurs égards risquée, s’appuie d’une part, sur les acquis de la musique occidentale dite savante, notamment en matière d’harmonie et de contrepoint et d’autre part, sur les règles issues des techniques numériques du son permettant l’élargissement de la syntaxe musicale vers le micro-temps.

Intégrer la hauteur dans le son

Tandis que le principal problème que pose la musique du XVIIe siècle, comme le note Hugues Dufour, est l’ « intégration du timbre à la hauteur » (Dufourt 1991), aujourd’hui c’est l’inverse, aux dires du compositeur Horacio Vaggione, qui ferait office de quête esthétique :

« Tout se passe comme si, de nos jours, nous nous trouvions dans une autre situation historiquement charnière, où se poserait en quelque sorte le problème inverse, celui de l’« intégration de la hauteur au timbre », de la note macroscopique aux qualités articulables du microscopique – au fur et à mesure que la physique de la fréquence (des périodicités) perd son statut d’absolu, confrontée à une physique du temps irréversible. » (Vaggione 1998)

Ce que proposait Schoenberg, à la fin de son traité d’harmonie avec la fameuse « mélodie de timbres » (klangfarbenmelodie) (Schoenberg 1911), ne pouvait rester qu’une « fantaisie futuriste » comme il l’a dit lui-même, car ni lui ni les scientifiques disposaient des outils leur permettant de mettre à l’épreuve les découvertes spectrales. Il est déjà notoire qu’il a fallu attendre les techniques de numérisation du son (Mathews 1969) et plus particulièrement les recherches de Jean-Claude Risset dans les Bell Laboratories (Risset 1969), pour comprendre qu’en dessous d’une note jouée par un instrument, il y a non seulement un spectre mais plus spécifiquement un spectre dynamique. Ainsi, la reconnaissance d’un timbre ne dépend pas seulement d’un nombre de fréquences et d’amplitudes mais de leur déploiement dans le temps. Pour le dire de la façon la plus courte, en dessous de la note, il y a une forme ou plus précisément une « micro-forme ». La figure ci-dessous montre le parcours temporel de 0.20 millisecondes (absyse) des amplitudes (ordonnée) des 13 harmoniques d’un spectre de trompette qui joue un Ré.

Figure 1 Line-segment functions that approximate the evolution in time of 13 harmonics of a D4 trumpet tone lasting 0.2 sec. Functions like these, obtained by analysis of real tones, have been used to control the harmonic amplitudes of synthetic tones

La rencontre de deux grammaires musicales

Bien qu’il serait plus précis de nos jours de parler d’une intégration de la hauteur au son ou plus exactement, aux catégories opératoires ayant trait au niveau microtemporel du son (dont l’analyse par synthèse en est une), le défi à soulever n’est pas des moindres. Et pour cause, la hauteur n’est pas un « paramètre » ni un élément neutre isolé. En effet, considérer la note comme une brique élémentaire permettant un quelconque jeu combinatoire, oublie qu’une note prend son sens à l’intérieur d’une grammaire, d’un jeu de langage (Wittgenstein), de la même manière par exemple, que le cavalier dans le jeu d’échecs. Bien évidemment, ce serait faire preuve de prétention, pour ne pas dire d’ignorance, que d’affirmer qu’il n’y a pas eu d’efforts pour concilier l’écriture instrumentale et celle permettant d’établir des relations au niveau microtemporel. Mais l’écriture dite « mixte » hérite, pour une grande part, de ce problème majeur qui trouve son origine dans l’invention du dodécaphonisme.

La difficulté à laquelle nous devons faire face vis-à-vis d’une écriture « mixte », relève entre autres, de la rencontre de deux grammaires musicales à première vue contradictoires. Est-ce vraiment le cas ? L’intégration ne serait pas un défi bien entendu, s’il était question de « remplir » des notes et de continuer à écrire pour les instruments comme si de rien n’était. En effet, les nouvelles formes que l’on peut composer au niveau microtemporel vont bien au-delà de la modélisation des sons instrumentaux. Or, ces véritables nouvelles formes ne vont pas sans influencer en retour les niveaux temporels plus larges. Lorsque nous faisons rencontrer la grammaire des notes et l’écriture micro-temporelle, nous posons justement la question : quelle échelle temporelle devrions-nous privilégier outre la note. Mais, faut-il le faire ?

Une expérience : approche multi-échelle et polyphonie tonal

Nous sommes en réalité devant une situation à multiples niveaux temporels, chacun ayant sa pertinence perceptive (Vaggione). Or, où se trouve le conflit exactement ? À ce qu’il me semble, l’ « aliénation » tant signalée par les philosophes de la musique du XXe siècle n’en est une que si nous privilégions une seule échelle temporelle au détriment des particularités et des influences perceptuelles des autres échelles. C’est en partie l’une des critiques les plus fortes qu’ont faites les compositeurs post-tonales, en s’attaquant aux formes préétablies.

Il y a des bonnes raisons de penser que la référence à un centre tonal n’est pas antagoniste aux nouvelles formes que nous pouvons composer grâce aux outils numériques, à condition que nous tenions compte des acquis apportés par l’approche multi-échelle. En tous les cas, le projet Candy Bits a pour but d’expérimenter ce dépassement positif des grandes formes du passé en gardant les acquis de la musique tout au long de son histoire.

Le défi de l’intégration

Bien entendu, ce véritable défi d’intégration dépasse amplement le cadre d’une création et d’un compositeur. Une « grammaire mixte » n’est possible que dans un contexte bien plus large. Dans ce sens, ce projet a pour but d’interpeler les différents acteurs de la musique contemporaine voire de la musique tout court, ceci sous la forme de rencontres informelles ou dans un cadre académique. La question la plus large pourrait être celle-ci: en quoi la référence à un centre tonal d’une part, et l’utilisation de la machine d’autre part reduisent-elles notre liberté de création ?